On peut penser qu'une œuvre telle que "Fragile" diffère et ne diffère pas de l'ensemble des recherches formelles menées par Mounir Fatmi, artiste qui ne manque jamais de confronter toute donnée sociale et politique du monde en général et du Maroc en particulier. Pourtant "Fragile" nous place au cœur d'une totale décontextualisation, hors de tout monde possible, sans que ceci nous éloigne un seul instant de l'humain et de ses grandes interrogations existentielles.
Avec maîtrise accomplie, l'artiste agit de sorte que nous n'ayons nulle appréhension visuelle exhaustive de scènes en noir et blanc dépouillées, quasi "autistes" que marque un puissant coefficient d'abstraction. Tension électrique et anxieuse aussi, proche de l'asphyxie, entretenant le spectateur en une expectative qui tour à tour l'approche et l'éloigne - tel le mouvement d'un inquiétant métronome - de l'insolite vers le familier et vice versa.
L' "Objet" nodal de ce film (qui, au-delà d'une identité propre au champ de l'art mérite amplement de s'inscrire dans la filiation d'une cinématographie purement expérimentale), esquisse entre deux personnages un enjeu lourd de sens et opaque. Cet "Objet" tangible qui, d'entrée, occupe comme le centre absent de l'œuvre, n'est autre qu'une horloge fixée à un arbre, marquant peut-être l'Heure de la vie, et dont la corrélation avec un jardin en bataille semble obscure mais non gratuite.
Que vise cette scène maximalisée par ces macro lenteurs et cette insolite densité intérieure ? Un questionnement qui, en vérité, n'est pas étranger aux données sociales, politiques auxquelles je faisais référence, car il ne s'agit de rien moins ici que d'une communication entre humains - et au surplus, d'une communication blessée.
Au fond, n'est-ce pas ainsi que nous la connaissons ? A travers codes et rituels convenus, masquant à notre insu nos interactions psychologiques et sociales ? Un authentique échange est aujourd'hui devenu si rare - parallèlement à un climat de surchauffe et d'affolement médiatique - que lorsqu'il nous arrive de le capter, de le vivre, celui-ci semble relever de l'épiphanie.
Mais l'artiste plonge plus loin encore en cette réflexion, en la "décharnant" pour ainsi dire, à travers une dure et poétique algèbre qui nous met en présence d'un "impossible échange", échange rêvé, paroxystique, pour le meilleur comme pour le pire, (d'où, aussi, le caractère onirique de ses figures syncopées).
Il est rare d'accéder à cette "visibilité"de l'indicible, à cette figuration sensorielle d'une telle impasse de la relation. De même, est-il peu fréquent d'en percevoir, en filigrane, l'issue possible. Celle-ci nous est suggérée par l'artiste à travers sa seule confrontation lucide. Ca et là, de vibratiles arbustes, un chaos aux bruitages lointains, une Nature alentour dense et noire, de ternes échappées de ciel hérissé d'antennes feront ainsi de cet insituable verger, le cœur même d'une perception raréfiée où l' "horloge", reliée à sa corde comme un pendu, paraît aussi incongrue que centrale. Or le frisson de cet austère îlot sonore réfère surtout à une secrète Structure du Monde. Structure sémiotique éminemment nue et contrastée, et à ce titre, sans nulle concession possible.
Michèle Cohen Hadria Juin 2003
Un film de Mounir FATMI
1990 - Maroc - 7 min, Fiction
Réalisateur : Mounir Fatmi